Christina Wille et Christa Callus, de l'organisation Insecurity Insight, discutent de certains des défis particuliers posés par les drones armés dans les contextes humanitaires et proposent des mesures pratiques pour y faire face.
Les drones armés représentent une menace croissante dans les contextes humanitaires, et leur utilisation devrait continuer à s’intensifier. Autrefois rares, ils sont désormais une caractéristique marquante des conflits en Ukraine, dans les territoires palestiniens occupés, au Soudan et au Myanmar, avec des incidents également signalés en Afrique francophone et en Haïti. Leur attrait est évident : peu coûteux, faciles à utiliser, largement accessibles et sans risque pour le pilote. Mais pour les humanitaires sur le terrain, ils constituent un danger mortel — en particulier lorsque l’aide est déployée à proximité de groupes insurgés présumés.
Une analyse récente (uniquement disponible en anglais) réalisée par Insecurity Insight met en lumière la gravité croissante et l’évolution rapide de cette menace. Entre 2023 et 2024, le nombre d’incidents ayant directement affecté des opérations d’aide ou de santé a triplé, et la répartition géographique s’est étendue à au moins 12 pays. Depuis 2016, au moins 21 travailleurs humanitaires et 73 agents de santé auraient été tués par des frappes de drones — plus des trois quarts de ces décès ayant eu lieu en 2024, ce qui souligne une préoccupation à la fois relativement récente et en forte progression.

Les défis uniques posés par les drones
Contrairement aux armes traditionnelles, les drones présentent une série de défis spécifiques et en constante évolution :
- Réduction des délais d’alerte : la capacité des drones à collecter du renseignement et à délivrer des munitions de précision ou à large portée en quelques minutes réduit considérablement les délais d’alerte. L’efficacité des systèmes d’alerte précoce est aussi limitée par la discrétion et la rapidité de certains modèles.
- Effets de souffle à grande échelle : les ogives thermobariques ou hautement explosives utilisées par certains drones génèrent des effets de souffle étendus, menaçant non seulement la cible visée, mais aussi les infrastructures voisines, les civils et les opérations humanitaires.
- Risque d’identification erronée : les véhicules humanitaires, les convois et même les établissements de santé sont de plus en plus souvent pris à tort pour des cibles militaires légitimes.
- Ciblage autonome : certains drones peuvent fonctionner de manière autonome et sélectionner leurs cibles en s’appuyant sur une reconnaissance d’image préprogrammée. Les critères visuels servant à cette identification sont généralement inconnus.
- Drones pilotés à distance : certains opérateurs peuvent recevoir l’ordre de cibler des types spécifiques d’activités, y compris humanitaires. D’autres, pourtant instruits d’épargner les civils, peuvent manquer de formation et éprouver des difficultés à distinguer les cibles civiles des cibles militaires.
- Évolution rapide de la technologie : le contexte de menace change rapidement, nécessitant des ajustements permanents.
- Effets dissuasifs : même sans frappes, la simple présence de drones dans les zones opérationnelles génère de la peur, provoque des suspensions de programmes, et limite l’accès à une aide vitale.
Repenser la gestion des risques de sécurité
Pour faire face à la menace croissante des drones, il est nécessaire de repenser les mesures de sécurité dans les contextes à haut risque. Toutes les stratégies d’atténuation doivent être adaptées à la situation locale et évoluer dans le temps en fonction du contexte spécifique. Ce guide pratique de base rassemble les meilleures pratiques actuelles.
Gestion des déplacements et de la visibilité
Plus de la moitié des travailleurs humanitaires tués par des frappes de drones l’ont été alors qu’ils étaient en déplacement. Les mouvements — en particulier en véhicule — constituent une vulnérabilité majeure et nécessitent une planification rigoureuse.
- Limiter les déplacements non essentiels, en particulier dans les zones à haut risque, telles que les environs d’activités militantes ou les abords de sites sensibles (comme les camps de réfugiés, les marchés ou les dépôts de carburant).
- Éviter de se déplacer dans des conditions de faible visibilité — au crépuscule, dans le brouillard, les tempêtes de poussière ou la nuit — car le risque d’identification erronée y est accru.
Choisir les véhicules avec soin :
- Éviter ceux qui ressemblent à des véhicules militaires ou d’insurgés, en gardant à l’esprit que leur apparence ou leur identité visuelle peut évoluer.
- Réévaluer la visibilité des logos : un logo sur le toit peut offrir une protection dans certains contextes, mais attirer l’attention dans d’autres.
- Faire preuve de prudence avec les véhicules blindés : souvent moins maniables, inefficaces face aux drones de type first-person view (vue subjective), et susceptibles d’être confondus avec des véhicules militaires.
- Éviter les antennes externes et autres équipements de communication visibles, qui peuvent signaler un véhicule comme cible potentielle.

Renforcer la sensibilisation de l’organisation et du personnel
Compte tenu du rythme rapide de l’évolution technologique, la surveillance des menaces liées aux drones devrait être intégrée à l’analyse contextuelle régulière ainsi qu’aux stratégies d’acceptation. Cela inclut notamment :
- Le suivi de l’évolution des pratiques locales en matière d’utilisation de véhicules, des restrictions de circulation et des types de drones déployés.
- La réévaluation régulière de l’apparence d’une activité vue du ciel. De nombreuses frappes de drones ont eu lieu dans le cadre de campagnes de lutte contre le terrorisme ou l’insurrection. Les acteurs humanitaires fournissant une assistance à des communautés perçues comme liées à des parties opposées au conflit risquent d’être eux-mêmes considérés comme des collaborateurs. Les projets qui attirent de grandes foules — comme les distributions alimentaires ou d’aide — sont également exposés à un risque élevé de mauvaise identification et de ciblage.
Un aspect essentiel de la préparation organisationnelle consiste à s’assurer que l’ensemble du personnel et des partenaires savent comment réagir en présence d’un drone. Cela implique d’intégrer une sensibilisation spécifique aux drones dans les briefings et les formations sur la sécurité. Les consignes générales peuvent être diffusées sous forme de fiche autonome distinguant les meilleures pratiques à adopter à l’intérieur et à l’extérieur :
- Se mettre à l’abri — à l’intérieur ou à un niveau de terrain inférieur, c’est l’option la plus sûre.
- Rester immobile et allongé — les mouvements peuvent être détectés par les capteurs visuels du drone.
- Si aucun abri n’est disponible et que le drone est proche, courir en zigzag vers le couvert le plus proche pour rendre le ciblage plus difficile.
- En groupe, se disperser dans plusieurs directions pour réduire le risque collectif.
- Ne pas s’approcher d’un drone au sol : il peut encore être armé, avec une zone létale de sept mètres ou plus.
- Garder à l’esprit que l’opérateur du drone peut toujours être en train d’observer.
Soutenir les programmes et les partenaires locaux exposés en première ligne
Certaines activités humanitaires — notamment celles qui rassemblent de nombreuses personnes, telles que les distributions alimentaires, les cliniques mobiles ou l’assistance médicale d’urgence après une attaque — présentent un risque accru. Les responsables sûreté-sécurité doivent dialoguer proactivement avec les équipes programme et leurs partenaires locaux pour s’assurer que des mesures sont en place afin de limiter la taille des foules dans les espaces ouverts susceptibles d’être visés par des drones.
Les partenaires locaux et nationaux font souvent face à des risques plus élevés, non seulement lorsqu’ils sont en service, mais aussi à domicile ou durant leurs trajets, du seul fait de leur proximité avec les communautés touchées par le conflit. Ces risques sont fréquemment négligés dans les plans de gestion sécuritaire.
Les organisations humanitaires devraient, autant que possible, fournir à leurs partenaires le même niveau de formation et d’appui sécuritaire qu’à leur propre personnel : cela renforce les capacités partagées, promeut les bonnes pratiques et réduit les risques liés aux lacunes d’information ou d’expérience. Il convient également d’associer les partenaires locaux aux discussions sur le soutien sécuritaire dont ils ont besoin pour exercer leur travail en première ligne.
Un défi collectif
L’évolution rapide de la technologie des drones rend difficile pour chaque organisation de suivre le rythme. Il s’agit donc d’un défi collectif nécessitant une analyse partagée, des stratégies d’atténuation concertées, un plaidoyer commun et une coordination à l’échelle du secteur.
Dans le contexte politique actuel, il est plus crucial que jamais que le secteur collabore avec des experts juridiques et politiques pour renforcer les protections prévues par le droit international. L’armement croissant des drones représente non seulement un risque sécuritaire, mais une menace directe et grandissante pour les opérations humanitaires. Les systèmes d’armes autonomes soulèvent, en particulier, de graves questions quant au respect des principes de distinction et de proportionnalité. En définitive, même les meilleures stratégies de gestion des risques ne peuvent protéger les travailleurs humanitaires si les parties belligérantes ne respectent pas le droit international humanitaire (DIH).
Parallèlement, les récits qui accompagnent l’utilisation des drones ont également leur importance. Les campagnes de désinformation sont de plus en plus utilisées pour délégitimer les acteurs humanitaires, en les dépeignant comme alignés sur les groupes armés et en sapant la valeur de l’aide.[1] Ces discours erronés n’exposent pas seulement les travailleurs humanitaires à un risque accru de ciblage, ils érodent également la neutralité et la confiance dont dépend l’accès à l’aide humanitaire.
Enfin, il est nécessaire de mettre en place des mesures efficaces de responsabilisation lorsque des drones sont utilisés pour tuer des travailleurs humanitaires. Il y a des risques évidents pour les agences d’aide individuelles à s’engager sur ces sujets – mais le silence a un coût. Il est grand temps que le secteur de l’aide adopte une position plus collective pour défendre l’espace humanitaire en abordant les questions techniques liées aux drones ainsi que les pratiques en matière de responsabilité.
Ressources complémentaires
- Sécurité personnelle : A l’extérieur lorsqu’un drone est repéré, disponible en EN, FR, et spécifiquement pour les soins de santé développés pour le contexte du Myanmar également disponible en EN et birman
- Sécurité personnelle : L’intérieur d’un bâtiment lors d’une attaque de drone, disponible en EN et FR , et spécifiquement pour les soins de santé développés pour le contexte du Myanmar en EN et birman
- Conseils sur l’approche d’un drone à l’atterrissage : disponibles en EN et FR,
- Préparer le voyage, disponible en EN et FR
- Orientations générales préparées pour les partenaires locaux du Sahel en EN et FR
- Orientations générales préparées pour les soins de santé dans Myanmar en EN et birman.
- Security Incident Information Management (SIIM) peut être utilisé pour collecter et utiliser les informations relatives aux incidents liés à la sûreté et à la sécurité afin de soutenir et d’améliorer la sûreté et la sécurité du personnel et d’améliorer l’accès aux populations concernées.
Les points de vue et opinions exprimés dans cet article sont uniquement ceux des auteurs. Ils ne reflètent pas nécessairement ceux du GISF ou des employeurs des auteurs.
À propos des autrices
Christina Wille est membre fondatrice et directrice d’Insecurity Insight. Son travail porte sur l’amélioration de la collecte de données relatives à la violence et à ses conséquences sur l’aide humanitaire. De nationalité allemande et suisse, Christina est titulaire d’un MPhil en relations internationales et études européennes de l’Université de Cambridge.
Christa Callus est chercheuse principale et analyste de données chez Insecurity Insight. Elle supervise le contrôle qualité de la base de données sur les incidents liés aux conflits de l’organisation, et pilote les travaux d’Insecurity Insight sur l’usage des armes explosives affectant les opérations humanitaires. Elle est titulaire d’un master en action humanitaire (NOHA) et termine actuellement un master en droit des droits de l’homme à l’Université de Malte.
[1] L’analyse récente du sentiment des médias sociaux réalisée par Insecurity Insight a montré que l’image négative et incendiaire de l’aide, alimentée par le récent gel de l’USAID, peut accroître les risques réels pour la sécurité des organisations travaillant dans ces contextes.
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